Identité nationale : le grand "Raoult"

Publié le par Juliette Prados

En plein débat sur l'identité nationale, on pourrait se demander si au fond, être français aujourd'hui, ça ne se résumerait pas à avoir le droit de… fermer sa gueule.

C'est en tout cas ce que semble affirmer Eric Raoult lorsqu'il s'offusque des propos tenus par l'écrivain Marie Ndiaye dans un récent interview aux Inrockuptibles et en tire la conclusion, rien que ça, qu'il faudrait mettre en place un "droit de réserve" pour les lauréats du prix Goncourt.

Telle une Geneviève de Fontenay demandant à ses miss d'être le parangon de la sainte-nitoucherie, voilà qu’Eric Raoult s’est donné pour mission de bâillonner les artistes une bonne fois pour toutes.
 
Parce qu’il ne les aime pas les artistes, Monsieur Raoult. Il faut dire qu’un artiste, ça s’exprime, ça dit des choses pas toujours tendres, ça se rebelle… et surtout ça s’entend ! De quoi froisser les chastes oreilles de cet homme si délicat pour qui, plus de trois jeunes en centre-ville, c’est trop bruyant.
 
L’affaire Ndiaye est loin d’être un coup d’essai pour le député. A plusieurs reprises il a par le passé eu l’occasion de déverser son fiel à l’égard des saltimbanques, qu’ils soient écrivains, chanteurs, caricaturistes ou acteurs…
 
Déjà, en 1996, il balayait de la main l’engagement d’Emmanuelle Béart en faveur des sans-papiers de Saint-Bernard en opposant « l’émotion » suscitée par les artistes à la nécessaire fermeté du gouvernement. D’un côté les irresponsables, les sensibles… de l’autre les sérieux, ceux qui savent de quoi ils parlent ; en 2006, il est l’auteur d’une proposition de loi visant à interdire la banalisation du blasphème religieux par voie de caricature ; et l’an dernier, il franchit encore une nouvelle étape de cette croisade infatigable : alors que le maire UMP de Pavillons-sous-Bois fait voter en conseil municipal un vœu demandant à ce que la chanson de Bertrand Soulier portant le nom de sa ville soit retirée de la sélection « Zebrock au Bahut » (une opération d’action culturelle destinée aux collégiens de Seine-Saint-Denis), jugeant qu’elle portait préjudice à l’image de sa commune, Raoult s’empare de l’affaire et va encore plus loin en demandant une enquête de fonctionnement sur l’association Chroma, structure porteuse du projet Zebrock.
 
On l’a dit, Eric Raoult n’aime pas les artistes. Et ceux-ci le lui rendent bien, d'ailleurs,  puisqu’ils lui ont décerné au printemps dernier un prix « pour l’ensemble de son œuvre » lors des Y’a bon Awards, cérémonie parodie des Césars destinée à tourner en dérision les préjugés ethno-raciaux.
 
En effet, s’il s’évertue à faire taire ceux qu’il estime insolents, Monsieur Raoult ne se prive pas d’asséner les petites phrases de mauvais goût : « Je suis le porte-parole de la banlieue et des hétéros », « On n’est pas une communauté comme au village. Le Raincy, c’est pas Bamako ». Ou encore de donner des conseils avisés à ses voisins, comme lorsqu’il suggère à Claude Dilain, maire de Clichy-sous-Bois, de baptiser un espace « Michael Jackson» pour valoriser l’image de la ville.
 
Parce que dans le petit monde de Raoult 1er,  pour qu’une parole soit bonne à dire, il faut qu’elle soit conforme à… ses propres idées, ses propres intérêts - un peu comme Nicolas Sarkozy se permettant un « casse toi pov’con » à un quidam mais ne supportant pas qu’on lui retourne le compliment.  Et l’idée de Raoult, c’est une France lisse et au pas, dans laquelle aucune tête ne dépasse, et surtout pas une tête colorée, frondeuse ou… de gauche ! Il l’avait déclaré il y a quelques temps : il aimerait que toutes les villes de Seine-Saint-Denis ressemblent au Raincy. Et pourquoi pas toutes les villes de France ? Ainsi irait notre pays, où le taux de logement social plafonnerait à 4.5 %, où les jeunes resteraient gentiment chez eux, où les écrivains ne diraient surtout pas du mal du gouvernement, et où seuls les artistes morts auraient droit de cité… dans la ville du voisin !
 
On pourrait se contenter de rire aux pitreries sordides d'un clown pathétique, malheureusement Eric Raoult n'est que le guignol outrageux qui masque une réalité inquiétante : en France, aujourd'hui, la contestation est priée de rester au vestiaire.  Que l'on fasse grève, certes, mais sans déranger personne... que l'on soit mécontent, oui, mais tout bas. L'affaire du "casse toi pov'con" précédemment citée n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan d'une censure galopante. Rappelez-vous : les poupées vaudou retirées de la vente, Beigbeder sommé de supprimer de son dernier roman les passages critiquant trop vertement le procureur de Paris, les journalistes remerciés, les livres interdits de circulation avant-même leur sortie, les guignols de l'info sur la sellette, cette jeune femme arrêtée pour avoir écrit "hou la menteuse" en commentaire d'une vidéo de Nadine Morano, cet homme jugé pour avoir osé crier "Sarkozy je te vois" lors d'un contrôle de police...   Tout concourt à nous faire taire, tout pousse à la résignation. Comme si la France entière devait s'en tenir à un devoir de réserve...
 
Et si l'identité nationale, aujourd'hui, c'était de nouveau cette Bastille où l'on envoyait croupir les poètes jugés insolents ? Dans ce cas, ne serait-il pas grand temps de la reprendre... ? Aux arts, citoyens... dégainez vos chansons !

Publié dans Coups de calcaire...

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